Chine et jeux vidéo : une relation complexe
Castor Orange | Publié le |
La Chine et les jeux vidéo avaient pourtant tout pour se plaire mais avec la nouvelle vague de restrictions, il semblerait que les beaux jours soient dorénavant derrière eux…
Ces derniers mois, la Chine n’a cessé de durcir la réglementation autour des jeux vidéo. Restrictions sur les titres autorisés, heures de jeux limitées, âge minimum… Le pays, premier consommateur de divertissements en ligne, a décidé de reprendre la main sur les loisirs de ses concitoyens tout en rappelant à l’ordre les géants du numérique. À l’heure où la Chine est au centre de fortes tensions internationales, la question des jeux vidéo pourrait paraître presque futile. Et pourtant, beaucoup d’enjeux se cachent derrière le 10e art, tant économiques que politiques. Petit point sur l’historique et les répercussions de ces restrictions d’un genre nouveau.
La chine : un marché hors norme
L’union de la Chine et des jeux vidéo ne faisait aucun doute. L’un arborant un marché potentiel unique au monde, l’autre proposant une source de divertissement accessible à moindre frais pour le plus grand nombre. Nos deux protagonistes ont connu une croissance hors norme depuis les années 2000. À titre d’exemple, l’industrie du jeu vidéo a généré plus de 250 milliards d’euros en 2020, soit plus que le cinéma et la musique réunis. Sur les 2,7 milliards de joueurs sur la planète, près de 720 millions, soit un quart, sont chinois. Si on se réfère de nouveau à l’échelle de la Chine seule, les jeux vidéo ont généré un chiffre d’affaire de 17,2 milliards d’euros rien qu’au premier trimestre 2021. Cela s’explique par le nombre, mais aussi par la consommation accrue de jeux vidéo par la population chinoise. En effet, plus de 52% des adultes semblent jouer aux jeux vidéo plus de 6 heures par semaine dont la moitié joue près de 10 heures par semaine. À titre de comparaison, en France, seuls 34% jouent plus de 6 heures hebdomadaires. Autrement dit, un jeu qui est un succès en Chine assure d’office sa pérennité.
Ces chiffres n’illustrent que partiellement pourquoi la Chine est une telle source d’engouement auprès des éditeurs. Ainsi, l’esport s’est très vite développé avec une popularité encore une fois explosant tous les records. Plus d’un quart des internautes chinois suivent des évènements de jeux vidéo contre 5 à 9% en Occident. Cet intérêt du public s’accompagne d’équipes compétitives au sommet sur les principaux jeux. Sur League of Legends, les équipes chinoises ont participé à cinq finales, dont deux remportées, sur les dix dernières compétitions mondiales. La finale des mondiaux 2019 a réuni en Chine plus de 100 millions de spectateurs quand on en comptait 4 millions dans le reste du monde. La culture des jeux vidéo s’est pleinement ancrée dans le quotidien d’une nouvelle génération qui a grandi avec le numérique.
Au sommet de cette industrie vidéoludique, le géant Tencent qui détient PUBG et Honor of Kings, deux gigantesques succès en Chine générant chacun plus de 2 milliards d’euros de recettes. Le groupe a été pendant longtemps dans les bonnes grâces du parti communiste avec notamment, en 2018, un jeu sur le réseau social WeChat permettant d’applaudir Xi Jinping suite à sa reconduction au pouvoir. Il n’aura fallu que 24 heures pour atteindre le milliard d’applaudissements. Mais ces temps de connivences ne furent qu’éphémères, la volonté de Pékin prenant progressivement le pas sur les libertés offertes par le numérique.
Des temps troublés pour les jeux vidéo
Ce puissant lien qui unit la Chine aux jeux vidéo a été très vite un élément de vigilance pour les instances au pouvoir. Dès le début des années 2000, la Chine commence à ouvrir des centres de désintoxication sur le sujet. En 2008, la Chine classe comme « trouble clinique » l’addiction à internet soit plus de dix ans avant l’Organisation Mondiale de la Santé. L’industrie du jeux vidéo a pendant longtemps été très libre au vue des conditions existant en Chine. Il faudra attendre 2018 pour que le parti communiste commence sérieusement à s’inquiéter des « dérives » associées. L’étau se resserre alors autour des titres autorisés par l’administration sous ordre du département de la propagande. Le secteur paie son succès fulgurant auprès des jeunes, éveillant un peu trop l’intérêt de Pékin en pleine réorganisation administrative afin de renforcer le pouvoir de Xi Jinping. Ces restrictions impactent directement les ventes qui avaient bondi de 23% en 2017 et n’ont progressé que de 5,3% en 2018. L’été même, le président déclarera que les jeux vidéo sont responsables de l’épidémie de myopie chez les jeunes et la presse d’État leur reprochera de corrompre la jeunesse.
Les géants de l’industrie sont indéniablement impactés par ces annonces. Pour Tencent, dont le jeu vidéo représente près de 40% de son chiffre d’affaire, les temps sont durs. En 2019, pour tenter de se raccommoder avec les autorités (et sous leur contrainte), l’entreprise accepte de remplacer PUBG par Game for peace, recevant en contrepartie l’autorisation d’implémenter les achats en jeu. Cette copie patriotique du jeu phare de Tencent a pour but de « rendre hommage aux combattants du ciel qui protègent l’espace aérien de notre pays ». Au lancement du jeu, le joueur est accueilli par une publicité pour l’armée de l’air et chaque partie débute par deux avions de chasse chinois qui escortent l’avion du joueur.
Et c’est ainsi que les jeux vidéo se retrouvèrent au milieu des vastes enjeux politiques chinois. Dans le vaste plan de renforcement de son image et de la pensée unique, la Chine n’a épargné aucun média. En effet, les chaînes de télévision et les plateformes en ligne se sont vu interdire la diffusion « de programmes qui développent l’idolâtrie ou des émissions de variétés et de téléréalité ». Dès 2019, les boucles d’oreilles, les tatouages et les queues-de-cheval de certaines célébrités avaient été floutés à l’écran. Cette année, des critères de sélection ont également été instaurés afin de promouvoir « une image plus masculine des hommes », allant dans le sens des précédentes réformes. Cette critique vise notamment le maquillage de certaines célébrités masculines accusées de promouvoir une forme d’androgynisme. L’idée est ainsi de recentrer la jeunesse sur la vision du parti communiste à travers des programmes qui valorisent la culture traditionnelle ou favorisent le patriotisme.
« De l’opium pour l’esprit ». Il n’a suffi, dans ce contexte, que de quelques mots qualifiant les jeux vidéo dans un quotidien officiel chinois pour que Tencent et ses rivaux décrochent en Bourse début août 2021. La panique des investisseurs a emballé les médias donnant l’occasion au gouvernement de mettre en place davantage de restrictions. L’article épinglait notamment Tencent et son populaire jeu en ligne Honor of Kings. Sous la pression, l’éditeur, qui imposait déjà des restrictions de temps de jeu et la reconnaissance faciale pour empêcher les moins de 18 ans de jouer la nuit, a encore durci les règles. Pour se connecter, le joueur doit désormais indiquer son numéro de pièce d’identité, renforçant encore l’emprise du gouvernement sur les loisirs de ses concitoyens. La décision est prise de restreindre les mineurs à une heure de jeu par jour sur Honor of Kings en période scolaire et deux heures pendant les vacances. Ces premières restrictions ne visaient alors qu’un seul jeu. Elles n’étaient en réalité que les prémices d’une grande vague de restructuration de la règlementation des jeux vidéo en Chine.
Le divorce officialisé
Quelques jours après cette décision contrainte pour Tencent, le gouvernement a décidé de durcir et de généraliser ces changements. Fin août 2021, l’Administration nationale chinoise de la presse et des publications annonce :
À partir de la mise en œuvre de cet avis, toutes les entreprises de jeux en ligne ne peuvent fournir aux mineurs leurs services de jeux que de 20 heures à 21 heures les vendredis, samedis, dimanches et jours fériés – propos rapportés par le South China Morning Post.
Ces restrictions visent l’ensemble des appareils y compris les smartphones, principal support de jeu pour une grande partie de la population. Concernant les jeux ciblés, il semblerait qu’il soit fait référence à l’ensemble des jeux proposés sur Internet, qu’ils soient solo ou multijoueur, mais ne concernerait pas les plateformes telles que Steam et Epic. Conséquence directe de ces nouvelles restrictions, le samedi 4 septembre au soir, les serveurs informatiques de Honor of Kings n’ont pas tenu le coup suite à un monstrueux pic de connexions.
Quelques jours plus tard, les géants chinois du jeu vidéo étaient sommés de rencontrer les autorités pour découvrir en détails les contenus pouvant être considérés comme « offensants ». Alors que le gouvernement n’a approuvé aucun nouveau titre de jeux vidéo pour août et septembre, il prévient que les jeux mettant en avant « de mauvaises valeurs », telles que le culte de l’argent ou l’amour homosexuel, pourraient être lourdement sanctionnés. De même, l’ensemble des scénarios remettant en cause les évènements historiques de la propagande chinoise, notamment vis-à-vis du Japon, ne seront pas autorisés.
Si les organismes de réglementation ne peuvent pas dire le sexe du personnage immédiatement, cela pourrait être considéré comme problématique et des signaux d’alarme seront lancés.
Si les jeux vidéo sont ciblés, les réseaux sociaux ne se portent guère mieux. ByteDance, la maison mère de TikTok, a annoncé samedi 18 septembre que la version chinoise de la célèbre application de vidéos courtes, baptisée Douyin, ne serait désormais plus accessible au-delà de quarante minutes par jour pour les utilisateurs de moins de 14 ans ainsi qu’entre 22 heures et 6 heures du matin. L’application totalise pas moins de 500 millions d’utilisateurs rien qu’en Chine. Le 28 septembre, c’est cette fois les plateformes de streaming de jeux vidéo qui se retrouvent dans le viseur du gouvernement avec l’interdiction pour les moins de 16 ans de diffuser leurs parties en ligne.
Si le processus de surveillance des jeux vidéo en Chine est à l’œuvre depuis de longues années, en deux mois, celui-ci a pris une toute nouvelle tournure. L’arrivée d’un nouveau média s’est toujours traduit par la crainte des autorités de « corrompre la jeunesse ». Les jeux électroniques ne font ici pas exception à la règle. Les outils numériques sont dorénavant présents dans toutes les poches et lancent ainsi un nouveau défi dont on mesure l’ampleur à travers l’influence des réseaux sociaux et de la protection de la vie privée.
Quelles conséquences pour la jeunesse chinoise ?
S’il y a bien un milieu qui risque de souffrir de ces nouvelles restrictions, il s’agit bien de l’esport. Ces dernières années, des moyens colossaux ont été mobilisés pour développer la scène compétitive chinoise et de pousser les clubs vers les sommets. Le gouvernement a fortement soutenu cette industrie notamment dans le but de tenir tête à un de ses principaux rivaux asiatiques : la Corée du Sud.
Les autorités ont conclu que c’était une manière de jouer qui n’isolait pas les jeunes et les amenaient à travailler ensemble. Elles ont donc décidé d’inciter les villes à construire des infrastructures pour l’organisation de compétition de jeux vidéo – Peter Warman, PDG de Newzoo.
Trois heures d’entraînement par semaine, cela fait bien peu pour espérer découvrir les prodiges de demain. Au lendemain des restrictions, les joueurs compétitifs de moins de 18 ans ont dû mettre en pause leur carrière. L’industrie doit donc entièrement revoir son modèle qui reposait jusque-là sur le fait que « plus un joueur est jeune, mieux c’est ». Si au premier abord les restrictions semblent être un frein, elles permettront aux joueurs d’avoir d’abord réalisé leurs études secondaires et n’être ainsi pas strictement limité à leurs performances dans le jeu. À l’heure où le pays cherche à alléger la pression sur les élèves, notamment en supprimant les examens écrits pour les enfants de 6 et 7 ans, il semble cohérent de ne pas vouloir surcharger les futurs joueurs dès l’âge de tenir une manette.
Cette dite « jeunesse » n’a d’ailleurs qu’assez peu apprécié de voir son principal loisir être très fortement réduit. D’une part, les plus jeunes se sentent lésés, de l’autre, ceux approchant de la majorité estiment être responsables et capables de réguler leur temps de jeu. Si les jeux vidéo peuvent être un divertissement et un exutoire en période scolaire, ils permettent également aux mineurs qui ne partent pas en vacances de se divertir durant les deux longs mois d’été.
Enfin, ces restrictions prouvent une fois de plus que les jeux vidéo forment un véritable levier politique et d’information. Pour Pékin, qui entend mener une mesure de « santé publique », ce ne sont plus de simples sources de divertissement. Ce sont des formes d’art qui doivent dès lors se soumettre à des règles strictes : pas de réécriture de l’Histoire, pas de héros efféminés ou encore ne pas avoir à faire le choix entre faire le bien ou le mal… Le bien-être des jeunes n’est qu’un prétexte pour éviter que ces médias ne puissent véhiculer des idées allant à l’encontre de l’intérêt du gouvernement.
Au même moment, la Chine incorpore dans les programmes scolaires la pensée de Xi Jinping. Il y a un double effet sur ce qui est fait à l’école et sur ce qui ne peut pas être fait à l’extérieur. C’est la volonté pour le parti d’avoir une influence plus grande sur la vie des enfants – Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique.
Ces différentes restrictions illustrent la volonté du parti de façonner la société, notamment les jeunes que ce soit par ce qu’ils apprennent à l’école, ce qu’ils ne font pas sur leur temps libre ou la façon qu’ils ont de se représenter aux autres. L’influence du gouvernement sur la vie privée des chinois ne cesse de croître, à un tel point qu’aujourd’hui cela touche même à l’intime.
Le mois d’août a ainsi marqué un tournant historique dans la lutte de la Chine contre la diversité et les idées que peuvent véhiculer les jeux vidéo. Le pays premier consommateur de jeux vidéo a longtemps cru que les divertissements en ligne pourraient soutenir sa politique. Les entreprises du numérique ont ainsi espéré pouvoir se mettre Pékin dans la poche. Cependant, le parti a progressivement mis en place des restrictions vis-à-vis des jeux phares de Tencent dans un objectif de santé publique. Les contraintes n’ont cessé de s’étendre jusqu’à devenir la norme. Ces changements s’inscrivent dans un long processus de limitations des libertés individuelles dans le but de ne laisser place à aucune divergence. Il y a fort à parier que, dans les mois à venir, les Chinois vont connaître d’autres vagues de restrictions visant leur quotidien et cela passe par la façon dont ils occupent leur temps libre.
Un commentaire
Je peux comprendre certaines restrictions, notamment pour les joueurs qui sont encore mineurs, mais pas totalement. Quelques personnes doivent trouver leur bonheur dans cette situation — peut-être les parents ? Cependant, cette influence dictatoriale peut nuire grandement aux habitants. Plus aucune pensée individuelle mais collective, animée par cette manipulation gouvernementale. Une vie somme toute toxique. Les pays asiatiques peuvent beaucoup offrir. Compte tenu de leurs cultures très riches, ils peuvent produire des contenus originaux, mais avec une telle réglementation… Une Chine qui souffre encore plus chaque jour. Je rappelle (sujet assez similaire) que les sites pornographiques étaient accessibles jusque vers les années 2010. Cette dictature fait tout bonnement régresser les droits humains. Quelle tristesse ! Je plains sincèrement ces pauvres gens qui voient leur liberté individuelle être écrasée.